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VINGT-QUATRIÈME LEÇON.

Retour à l'Espagne.

Des mœurs et du génie aragonais. — In

fluence que dut avoir la constitution républicaine de l'Aragon. - Langue catalane. Chronique de Ramon Muntaner. — Littérature castillane au xve siècle. - Jean de Mena; Villena. Poésie plus érudite qu'inspirée. Chroniqueurs espagnols. Développement nouveau du génie espagnol. — Quelques mots sur les écrits de Christophe Colomb. - Résumé.

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MESSIEURS,

Je poursuis et j'aurai bientôt terminé cette imparfaite revue de l'esprit méridional au moyen âge.

Nous avons à parler une seconde fois du peuple, non pas le plus ingénieux, mais le plus original de cette époque, de celui qui, marqué d'un caractère distinct, aurait montré une grande force d'imagination même sans écrire. Il semble que chez les Espagnols, indépendamment de la poésie qui brille dans quelques ouvrages, il y avait une poésie répandue dans les paroles, dans les mœurs et les actions, et qui tenait à la fois de la vivacité provençale et de la pompe asiatique..

Le lien qui réunissait nos provinces méridionales et

une partie de l'Espagne était des plus forts que puissen avoir deux peuples, la communauté d'idiome.

Ainsi, sans recommencer nos recherches un peu longues et pourtant incomplètes sur la langue romane, nous rappellerons que cette langue, à la fois savante et populaire, était parlée dans la Catalogne, dans la Navarre, dans l'Aragon, et jusque dans les îles Majorque. Elle s'y modifia sans doute, et donna naissance au dialecte catalan, dont les productions originales et nombreuses n'ont été, je le crois, appréciées jusqu'à présent dans aucun ouvrage d'histoire littéraire. C'est une lacune que j'indique et ne me charge pas de remplir. Bouterweck et M. de Sismondi n'en disent mot dans leurs ouvrages sur la littérature espagnole; cependant il n'est pas dans le moyen âge de plus curieux souvenirs. Depuis le XIIe siècle, une constitution forte, libre, savamment établie, énergiquement et minutieusement défendue, régissait l'Aragon. Qui dit une constitution tempérée suppose un degré de civilisation assez avancée, un développement actif dans les esprits, l'industrie commerciale, le don et l'exercice fréquent de la parole publique. Comment donc a-t-on négligé cette portion de la littérature du moyen âge liée de si près à des institutions politiques?

Vers le milieu du XIIe siècle, en 1142, la Catalogne était soumise à des comtes; plus tard, réunie à l'Aragon, elle eut le même roi. Mais, sous ses formes diverses, le fondement de la constitution aragonaise était une as

semblée des ricos-hombres et des hidalgos qui avaient le droit, non-seulement de délibérer sur tous les intérêts du royaume, mais de faire prévaloir leur volonté par la force. Plus tard s'y réunirent les délégués des bourgs et des villes. Jusque-là vous ne voyez peut-être que le caractère commun des assemblées féodales du moyen âge et l'ancienne division des trois ordres. C'est ainsi que cette assemblée luttait contre une royauté d'abord élective, ensuite héréditaire et toujours rigoureusement limitée. Mais une institution particulière à ce pays atteste avec quel soin toutes les parties de la constitution avaient été balancées : c'était le justizza, fidèle image de cette antique magistrature des éphores qui régnaient sur les rois de Sparte. Le justizza n'était pas né cependant d'une imitation savante, étrangère au génie de l'Aragon. C'était originairement un magistrat choisi par le roi, et comme une espèce de censeur qu'il donnait lui-même à ses ministres pour être averti de leurs fautes. Il était souverain juge du royaume et recevait l'appel de toutes les sentences rendues par les autres juges, seigneurs ou baillis. Ce justizza, auquel l'historien Zurita donne le titre de défenseur du peuple, devait déclarer, en toute occasion, si les actes du pouvoir étaient conformes aux lois fondamentales de l'Aragon. Cette constitution, vous le voyez, était sévère et laborieuse : l'expérience moderne a sans doute trouvé mieux. Mais ce que nous avons voulu noter, c'est le développement moral que supposent de telles institutions.

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Ce qui nous frappe surtout, c'est la prévoyance singulière avec laquelle étaient rédigées les constitutions de cet État. Montesquieu nous dit que, dans l'île de Crète, il y avait un droit d'insurrection qui était le correctif et l'annexe de la loi fondamentale. Il en était ainsi dans l'Aragon, et non par les concessions de quelque habile monarque, mais par une disposition primitive de la loi. Il existait le droit d'union, c'est-à-dire le droit écrit de s'assembler, de prendre les armes et de changer la personne du souverain quand les lois étaient violées.

Vous pouvez croire que le roi, quelque résigné qu'il fût par l'habitude aux étroites limites de sa puissance, devait s'indigner de cet obstacle permanent, et lutter pour le détruire. Au milieu du xiv siècle, après des soulèvements, des victoires et la vigoureuse résistance des nobles aragonais, nous voyons un roi anéantir le privilége de l'union et faire abroger par les cortès cet article de la loi fondamentale. L'imagination pittoresque du moyen âge et de l'Espagne marqua cet acte législatif. La salle des cortès à Saragosse était remplie de tous les députés des états. On discuta en l'absence du roi. Quand la résolution de supprimer l'article fut adoptée, le roi parut entouré de ses capitaines; et, s'avançant au milieu des cortès, il tire un poignard, se fait une blessure au bras, et en laisse couler le sang sur la page du livre de la loi où était inscrit l'antique droit de la révolte. « Que cette loi séditieuse, dit-il, qui a fait tant d'outrages à la monarchie, soit effacée par le sang d'un roi!»

Cependant telle était l'empreinte qu'une liberté si précoce avait laissée dans tous les cœurs aragonais, que, malgré cette solennelle abolition du droit de résistance, l'habitude en resta toujours; seulement elle se régla et s'adoucit. Le justizza fortifié devint le supplément de ce droit terrible. Avec une prudence toute moderne, les états d'Aragon substituèrent à la garantie violente et tumultueuse de la révolte, une sauvegarde paisible. Jusque-là le justizza était élu par le roi, et ne devenait tout-puissant qu'à l'abri d'une insurrection. Les cortès déclarèrent que le justizza serait inamovible et inviolable; et ils balancèrent ainsi la force du pouvoir par la force du principe: principe d'autant plus remarquable dans ce siècle, qu'il n'était emprunté à aucune sanction religieuse, mais à la seule idée du droit et de la justice.

Il est curieux, Messieurs, de jeter un regard sur ces efforts de la liberté civile dans le moyen âge, surtout si l'on réfléchit que ces efforts habiles et prématurés appartiennent au pays qui, dans nos temps modernes, a le plus perdu ses droits et son indépendance.

Les faits particuliers attestent à quel point la vertu salutaire de ces libres institutions élevait la condition du peuple aragonais parmi les autres nations, et influait sur les mœurs et les lois du pays. Jamais la torture, cet interrogatoire de l'ancienne Europe, cette absurde barbarie, que l'Angleterre elle-même, malgré de meilleures institutions, garda si longtemps, ne fut reçue en Aragon. Les cortès, par cette fierté qui naît de la liberté

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