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UNE

HISTOIRE INACHEVÉE

Mrs Trevelyan, avant de s'installer à sa place de maîtresse de maison, promena un regard rapide de l'un à l'autre bout de la table, sur le couvert et sur ses hôtes, en cherchant à deviner si son seigneur et maître était content. Mais celui-ci prêtait l'oreille à quelque chose que lui disait lady Arbuthnot, assise à sa droite, et, n'étant qu'un homme, il ne comprit pas l'intention. En revanche, la femme du ministre d'Autriche, une amie intime, vit, apprécia et d'un petit sourire rapide, par-dessus son éventail, répondit que tout était parfait. De sorte que Mrs Trevelyan se mit à retirer ses gants avec une expression de sérénité. Mrs Trevelyan n'avait pas l'habitude de douter d'elle-même, mais ce dîner était presque un impromptu, et elle craignait un peu... Bien à tort, car il réunissait les meilleures conditions de succès, étant le dernier de la « saison,» ajouté sur requête spéciale au programme épuisé, très différent par conséquent de tous ceux qui avaient retardé depuis des semaines les déplacemens d'été, lesquels allaient une bonne fois commencer le lendemain. Rien ne menaçait plus dans l'avenir les convives rassemblés ici; chacun d'eux savait que son bagage l'attendait tout bouclé au logis, qu'on en avait fini avec les corvées mondaines. Reposés d'avance et résolus à jouir le mieux possible les uns des autres avant la dispersion générale, ils se trouvèrent immédiatement en verve. Ce fut un murmure simultané de rires et de causeries à demi-voix. Les portes-fenêtres

de la salle à manger étaient grandes ouvertes, et du petit jardin qui, au milieu même de Londres, isolait la maison, venait un parfum de fleurs et de verdure. Le vent doux d'une nuit d'été agitait la flamme des bougies, et doucement, comme s'ils fussent arrivés de bien loin, au lieu de retentir derrière le grand mur voisin, bourdonnaient les bruits de la rue, roulement régulier d'omnibus filant vers les faubourgs, passage intermittent et rapide d'un cab sur l'asphalte lisse.

Rien de plus délicieux que ce choix de personnes réunies en un clin d'œil, sans souci de faire honneur à aucune en particulier, simplement pour donner à celui-ci ou à celle-là l'occasion de dire adieu à tel ou telle avant qu'elle ou lui ne montât en yacht à Southampton ou ne prit le club-train pour Hambourg. Tous se connaissaient, et s'il y avait un convive en évidence, c'était l'un des deux Américains présens, soit miss Egerton, qui allait épouser lord Arbuthnot, dont la mère était assise à la droite de Trevelyan, soit le jeune Gordon, l'explorateur, qui arrivait d'Afrique.

Miss Egerton était une beauté des plus frappantes avec son visage énergique et fin et cette façon sérieuse de prendre part aux conversations, de s'intéresser aux choses que les Anglais trouvaient si fort de leur goût. Trevelyan, qui faisait son portrait, l'avait successivement comparée à une druidesse, à une vestale et à une déesse de l'antiquité grecque. Les amis de lady Arbuthnot, qui croyaient plaire à la jeune étrangère, lui avaient juré maintes fois que personne ne l'eût jamais crue Américaine. Miss Egerton passait pour ambitieuse, les succès de son fiancé à la chambre lui tenant passionnément au cœur. Ils étaient du reste très épris l'un de l'autre et ne le laissaient pas voir plus que ne le font d'ordinaire les gens du grand monde.

Les autres convives étaient le général sir Henry Kent, Phillips, le romancier, le ministre d'Autriche et sa jeune femme, Trevelyan qui faisait payer ses portraits des prix extravagans et qui s'en consolait avec des figures peintes pour l'amour de l'art, plus quelques élégans, quelques élégantes qui savaient écouter. Ceux-ci étaient au fond un peu désappointés de ne pas trouver l'explorateur beaucoup plus bronzé par le soleil que tout autre jeune homme resté dans sa patrie à jouer au tennis ou à canoter. Le pire, c'est que Gordon ne se laissait pas poser en lion. Il n'était revenu que depuis une quinzaine vers Londres et la civilisation, en admettant que Le Caire et l'hôtel Shephard ne soient pas déjà la civilisation elle-même, et, invité partout, était allé partout durant la première semaine. Mais chaque fois qu'une maîtresse de maison le cherchait pour lui présenter un autre lion moins récent, elle le trouvait humblement occupé ailleurs, tantôt portant une glace à

quelque douairière négligée, tantôt causant de chasse à la grosse bête, de yachting international, etc., au milieu d'un cercle de fils cadets rassemblés au fumoir, comme si plusieurs centaines de gens distingués ne l'eussent pas attendu dans le salon pour le bombarder de discours laborieusement préparés sur l'Afrique. Puis il avait disparu soudain pendant la seconde semaine de son séjour, qui était la dernière de la saison de Londres, et les organisateurs de conférences, les éditeurs, les chasseurs de lions en général, voire même les amis qui se souciaient de lui pour lui-même avaient dû désespérer de le saisir. Trevelyan, qui l'avait connu au temps où il voyageait comme correspondant et dessinateur attitré d'une grande revue périodique, l'ayant par hasard aperçu au club la veille, s'était emparé de lui aussitôt. Après avoir d'abord essayé de refuser le dîner impromptu, Gordon, en apprenant qui devait y venir, avait changé d'avis, et Mrs Trevelyan s'en réjouissait; elle avait toujours parlé de lui comme d'un gentil garçon, et maintenant qu'il s'était rendu célèbre, elle ne l'en aimait pas moins, tout en ne le manifestant pas autant qu'autrefois devant le monde. Elle oublia de lui demander s'il était des amis de sa belle compatriote : comment douter qu'ils se fussent rencontrés sinon en Amérique, du moins à Londres, puisqu'on faisait tant de cas de tous les deux dans les mêmes maisons?

Le dîner suivait son cours et approchait de la fin, les femmes causant à travers la table, échangeant des adresses et ajoutant :

-Ne manquez pas de nous chercher à Paris!.. - Quand comptezvous donc vous embarquer à Cowes? etc. Le tout d'un air fort animé, le parfum des fleurs, des vins, des victuailles y contribuant et faisant presque regretter à tout le monde que des gens qui se convenaient si bien dussent se séparer, même pour aller jouir des plaisirs de l'été. Le ministre d'Autriche exprimait cela fort poliment à son hôtesse, quand sir Henry Kent, qui causait avec Phillips le romancier, assis en face de lui, se renversa dans sa chaise et dit comme pour appeler l'attention générale:

Je ne puis être de votre avis, Phillips, et je suis sûr que personne ne vous donnera raison.

Pour Dieu! fit d'une voix plaintive Ms Trevelyan, qu'avezvous dit encore, Mr Phillips? Il émet toujours, expliqua-t-elle, des opinions si contestables!

Au contraire, Mr Trevelyan, répondit le romancier, c'est sir Henry qui fait tout le mal. Il attaque une des platitudes les plus anciennes et les plus précieuses que je connaisse.

Là-dessus Phillips s'arrêta pour laisser parler le général, mais celui-ci lui enjoignit d'un signe de tête de continuer:

Il vient de dire que la fiction est plus étrange que la vérité.

Il dit que... je... enfin que les gens qui écrivent ne pourraient jamais réussir à intéresser s'ils peignaient les choses comme elles sont. A l'entendre, ils choisissent, ils prennent le moment critique dans la vie d'un individu et veulent faire accroire que cette crise est ce qui arrive tous les jours. Mensonge, à entendre le général. Selon lui, la vie est terre à terre et sans événemens, du moins sans événemens dans le sens pittoresque ou dramatique. Il admet encore que, d'aventure, on retire de l'eau une femme qui se noyait, mais ce n'est jamais un amoureux qui accomplit le sauvetage, c'est un baigneur qui a femme et enfans et qui accepte cinq livres sterling pour la peine. C'est bien ça, dites? demanda le romancier.

Le général hocha la tête en souriant.

Ce que je prétends, expliqua-t-il, c'est que, si les choses étaient racontées exactement comme elles sont, on ne s'y intéresserait pas. Jamais les gens ne tiennent les propos qu'on leur prête au théâtre ou dans les romans. Dans la vie réelle, ils sont communs, sordides... ils vous causent un désappointement... J'ai vu des soldats tomber sur le champ de bataille, par exemple. Eh bien, ils ne criaient pas : « Je meurs pour que mon pays vive! » ou bien : « J'ai attrapé ma promotion à la fin! » Ils regardaient le chirurgien d'un air fixe: «Est-ce que je perdrai ce bras-là?.. » Ou bien: « Je suis tué! » Voilà tout ce qu'ils disaient. Voyez-vous, quand les blessés râlent autour de vous, que les chevaux s'effarent, que les batteries vomissent un feu bien nourri, on n'a pas le temps de penser à faire des mots appropriés aux circonstances. Jamais je ne croirai que les dernières paroles de Pitt aient été : « Roulez maintenant la carte d'Europe. » Un homme capable de transformer la face d'un continent n'use pas son dernier souffle à lancer des épigrammes. C'est un de ses secrétaires ou un de ses médecins qui aura dit cela. Quant à celui qui a écrit: «Tout est perdu, fors l'honneur, » je gage qu'il était l'espèce d'homme qui perd plus de batailles qu'il n'en gagne. Non, non... Vous, Phillips, - et le général éleva la voix, en homme qui sent qu'il tient le dé, vous, Phillips, et vous, Trevelyan, vous n'écrivez pas, vous ne peignez pas les choses de tous les jours, comme elles sont. Vous recherchez les contrastes, les effets, vous introduisez un habit rouge dans le paysage, parce qu'il vous faut une tache éclatante, tandis que tout de bon l'habit rouge est à des lieues de là; ou bien vous voulez que des musiciens ambulans jouent un air populaire dans la rue, au-dessous de la maison où s'accomplit un crime. Vous faites cela, parce que c'est impressionnant, mais ce n'est pas vrai. Tenez, M. Caithness nous contait l'autre soir, au club, sur ce sujet même...

-Oh! quelle traîtrise! s'écria Trevelyan, vous avez répété tout ceci d'avance, vous vous êtes préparé.

Non, pas du tout, répliqua le général en fronçant le sourcil. Caithness nous disait donc qu'avant de devenir juge, alors qu'il pratiquait le droit criminel, il avait dû avertir de leur sort un homme qui allait être exécuté et un autre homme qui avait obtenu un sursis. Vous voyez d'ici, et le général, avec un haussement d'épaules, en appela à toute la table, vous voyez d'ici comment

se seraient passées les choses, dans un drame ou dans un roman : le prisonnier les mains liées, prêt à mourir, et un cheval lancé au galop, un papier blanc qu'on agite, etc. Eh bien, Caithness est entré tout simplement dans la cellule du condamné et lui a dit : « Vous avez un sursis, John, » ou William, ou... Enfin le nom de l'individu. Là-dessus l'autre le regarde et répond: « C'est-y vrai? Bon... allons, bon... » Il n'en dit davantage. Quant à l'homme que Caithness s'était efforcé en vain de sauver, lorsqu'il lui dit : « Le ministre de l'intérieur a refusé d'intercéder pour vous. Je l'ai vu chez lui hier soir à neuf heures,» l'assassin, au lieu de s'écrier : « Mon Dieu ! que vont devenir ma femme et mes enfans? >> le regarda aussi et répéta : « Neuf heures, hier soir! » comme si c'eût été là en somme la partie importante du message.

-Eh! mais, général, fit observer Phillips en souriant, c'est assez dramatique comme cela, il me semble. Ma foi...

Oui, interrompit le général d'un air de triomphe, mais ce n'est pas ce que vous lui auriez fait dire, avouez-le !

On m'a confié dans le temps, commença sans se presser lord Arbuthnot, un bon camarade à moi m'a confié quelque chose qui me semble illustrer convenablement ce que vient de dire sir Henry. Il était fiancé; puis un malentendu, ou une explication, comme vous voudrez, survint entre lui et elle, qui leur ouvrit les yeux. C'était au bal. Le lendemain, pendant une visite que fit mon ami, tous les deux causèrent à fond de leurs petites affaires dans le salon, un plateau à thé entre eux. Au théâtre, le héros se serait retiré, en disant : « Eh bien, la comédie est jouée, ou la tragédie commence, » et l'héroïne serait allée droit au piano jouer tristement du Chopin. Au lieu de cela, il s'est levé sans rien dire, et, en se levant, il renversa une tasse avec sa soucoupe : << Oh! je vous demande pardon, dit-il. » — Elle répliqua : « La tasse n'est pas cassée. » Et il s'en fut.

- Vous voyez, reprit le jeune lord, voilà deux êtres dont le cœur se brise, et cependant ils parlent de tasses à thé, non pas parce qu'ils ne sentent rien, mais parce que la coutume nous tient et nous domine. Nous ne disons, nous ne faisons point de choses théâtrales, de choses intéressantes à lire, mais c'est là le vrai.

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