baux de douze, quinze et dix-huit ans; que souvent aussi le propriétaire de ce genre de biens (pour ceux d'une certaine nature surtout) ne vient les visiter qu'à de longs intervalles; qu'en outre, un fermier déloyal pourrait, après avoir vendu ce bien comme sien, avoir soin (pour ne pas éveiller les soupçons du propriétaire et s'assurer l'encaissement du prix de la vente, faite peut-être avec de longs termes de payement) de faire toujours tenir régulièrement, comme avant, à ce propriétaire, le montant des fermages, on comprendra qu'avec un simple délai de dix ans un propriétaire pourra quelquefois se trouver dépouillé sans qu'il y ait eu grande négligence à lui reprocher. Ce n'est pas que nous en blâmions le législateur; car il fallait bien aussi protéger les acquéreurs de bonne foi, et c'est au propriétaire à surveiller ou faire surveiller l'état de ses affaires. Mais nous tenions à faire remarquer que si les propriétaires trouvent quelquefois dans la loi de larges protections, ils y trouvent aussi des dispositions quelque peu sévères et qui leur commandent une grande vigilance. Au surplus, si dure que puisse quelquefois devenir, dans certaines circonstances, pour le propriétaire, la prescription courant au profit du tiers qui a acquis de bonne foi du détenteur précaire, ce n'est pas une raison pour imposer à cet acquéreur des conditions que la loi n'exige pas. Ainsi, c'est tomber dans l'erreur et faire de l'arbitraire que de dire, comme M. Taulier (VII, p. 460), que l'acquéreur ne peut ici prescrire qu'à la condition, par lui, ou de ne pas laisser le bien sous la détention de l'aliénateur, ou, s'il le laisse, de faire signifier son titre d'acquisition à celui pour qui cet aliénateur possédait. Cette prétendue règle, outre qu'elle est en elle-même arbitraire et illégale, serait de plus, quant à l'acquéreur de bonne foi, un véritable contre-bon sens. Comment, en effet, veut-on parler, pour ce cas d'un acquéreur de bonne foi, de mesures à prendre par cet acquéreur à raison de la qualité de détenteur précaire de son aliénateur, alors que cet acquéreur ne se doute pas que l'aliénateur fùt un détenteur précaire?... Aussi l'art. 2239 n'exige-t-il rien de pareil et ne demande-t-il, en aucune façon, ni la signification de l'acte au propriétaire, ni la prise personnelle de possession par l'acquéreur. A tort M. Taulier dit que le texte exige la transmission de la possession même de la chose; car, d'une part, ce texte parle de détenteurs qui ont transmis la chose, et non pas transmis la possession de la chose; et d'un autre côté, la rédaction différente que l'honorable professeur suppose serait insignifiante, puisque c'est aussi transmettre la possession d'une chose (en même temps que la chose elle-même) que de vendre cette chose avec convention que le vendeur en jouira comme fermier de l'acheteur ou à tout autre titre précaire. L'art. 2239 ne fournit donc ni raison ni prétexte à la fausse doctrine de M. Taulier. Sans doute, si la nouvelle possession du détenteur ne s'exerce pas franchement au nom de l'acquéreur; si le point de savoir au nom de qui le détenteur a possédé reste douteux, la prescription ne courra pas. Mais ce ne sera pas du tout en vertu de l'art. 2239, et parce que l'acquéreur n'aurait ni pris personnellement la possession ni signifié son acte; ce sera en vertu de l'art. 2229, et parce que la possession invoquée par l'acquéreur sera déclarée clandestine ou équivoque. - IV. 131. On a vu que l'interversion du titre précaire, pour être efficace, doit, de deux choses l'une, ou 1o résulter d'une cause venant d'un tiers, ou 2° s'appuyer sur une contradiction opposée au droit du propriétaire par le détenteur. 132. 1o Il y a interversion fondée sur une cause venant d'un tiers, lorsque celui-là même au nom duquel le bien était précairement détenu, ou toute autre personne se prétendant propriétaire de ce bien, le vend au détenteur, ou le lui donne, le lui lègue, le lui laisse par succession légitime, en un mot le lui transmet par un titre translatif de propriété, et qu'à compter de l'obtention de ce titre, l'ex-détenteur précaire se met à posséder publiquement, animo domini, et avec toutes les conditions requises par l'article 2229 (1). Nous disons que l'interversion efficace existe ici, quand, après collation, par un tiers, d'un titre translatif de propriété, ce détenteur possède désormais avec les conditions exigées par l'art. 2229. Il est bien clair, en effet, que si, malgré l'obtention du nouveau titre, (1) Voy. Dict. not. (vo Prescr., nos 150 et suiv.). le détenteur continuait d'agir en détenteur précaire; si, par exemple, fermier de Pierre, il continuait, après avoir acheté de Paul, de payer à Pierre les fermages comme par le passé, sa possession serait évidemment inutile pour la prescription. L'art. 2238 ne dit pas et ne pouvait pas dire qu'après l'événement dont il s'agit le détenteur prescrira nécessairement; il dit qu'il pourra prescrire, et il est bien manifeste que la prescription ne courra que si la possession réunit les caractères nécessaires. L'art. 2238 offre ici au détenteur précaire un moyen de rentrer dans le droit commun, et non pas certes un moyen de l'affranchir du droit commun, en le dispensant de ce qui est exigé de toute personne qui veut acquérir par prescription. Encore une fois, il ne suffit pas qu'il y ait collation par un tiers d'un titre translatif de propriété; il faut aussi et surtout qu'il y ait une possession revêtue des caractères exigés par la loi, et si cette possession ne s'exerçait pas à titre de maître, publiquement et sans équivoque, la prescription resterait impossible, non pas à cause de l'art. 2238, mais à cause de l'art. 2229. On s'étonne que, lors du projet du Code Napoléon, de nombreux tribunaux d'appel (Lyon, Bourges, Orléans, etc.) aient pu ne pas comprendre ceci et aient réclamé contre les prétendus dangers que présentait l'art. 2238. Sans doute, cet article serait déplorable si on l'entendait comme l'entendaien: ces tribunaux, c'est-à-dire comme détruisant, pour le cas dont il s'occupe, les principes précédemment posés; mais qui donc pourrait admettre une pareille interprétation? 133. Mais s'il faut exiger ici les qualités assignées à la possession par l'art. 2229 et les exiger d'autant plus rigoureusement que le doute et l'équivoque seront ici plus faciles, il ne faut pas, d'un autre côté, exiger ce que la loi n'exige pas et dire, par exemple, comme M. Vazeille (no 148), que l'interversion n'existera qu'autant que le détenteur aura fait signifier son nouveau titre à celui pour lequel il possédait précédemment. Sans doute une telle signification est une excellente chose; mais c'est tomber dans l'arbitraire, et faire la loi au lieu de l'expliquer, que de la prétendre indispensable. L'idée de M. Vazeille se rapproche d'une doctrine que professèrent autrefois Brunemann et Dunod, mais que notre Code n'admet nullement. Le premier exige, pour qu'il y ait interversion du titre du fermier, que celui-ci, après avoir acheté le bien, expulse en vertu de cet acte le bailleur venant sur le domaine ou accomplisse quelque autre fait équivalent; et le second demande qu'après l'achat, il déclare au maître qu'il ne veut plus tenir de lui les héritages, mais qu'il en veut jouir comme des siens propres (1). Or, ceci revient à dire que le titre de propriété conféré par un tiers au détenteur doit être accompagné d'une contradiction opposée par lui au droit du propriétaire; et comme l'art. 2238, au lieu de demander ainsi cumulativement l'une et l'autre des deux circonstances, ne demande que l'une ou l'autre alternativement, il n'y a donc pas lieu de s'arrêter à cette idée. 134. On a demandé si l'interversion aurait également lieu, alors que le titre nouveau aurait été conféré par une personne que le détenteur savait bien n'être pas propriétaire. La question se résout par une distinction. Si non-seulement le détenteur savait bien que l'auteur du titre n'était pas propriétaire, mais que de plus ce titre, au lieu d'être un acte sérieux, une véritable vente, par exemple, ne soit que la simulation et le faux-semblant d'une vente, une menteuse apparence d'aliénation que le détenteur s'est fait donner par un compère, alors il n'y a pas interversion, puisqu'il n'y a pas réellement collation par un tiers d'un titre translatif de propriété. Il est vrai de dire alors que c'est le détenteur qui a voulu se changer à luimême la cause et le principe de sa possession, ce que l'art. 2240 ne permet pas. Que si, au contraire, il y a véritablement une vente réelle, la circonstance que le détenteur a fait l'acquisition avec mauvaise foi, c'est-à-dire sachant bien que le vendeur n'était pas le vrai propriétaire, ne saurait faire obstacle à l'interversion, puisque la mauvaise foi n'empêche pas de prescrire. Il ne pourra prescrire que par trente ans, au lieu de dix à vingt; mais il pourra prescrire. 135. 2o La contradiction admise par l'art. 2238 comme second moyen d'interversion existe toutes les fois que le détenteur précaire, soit judiciairement, soit extrajudiciairement, résiste ouver (1) Brunemann (L. 5, C. De acq. poss.); Dunod (p. 36). tement à l'exercice du droit de celui pour lequel il possédait, en niant positivement ce droit. Ainsi, quand un fermier, se prétendant tout à coup propriétaire, expulse son bailleur de la partie de l'immeuble que celui-ci occupait; quand il lui signifie qu'il entend posséder la chose désormais pour son compte, attendu qu'il s'en regarde comme seul maître; quand, poursuivi en payement des loyers, il répond n'en pas devoir attendu que l'immeuble est sien dans ces cas et autres semblables, il y a manifestement acte de contradiction, et à partir de cet acte, le détenteur pourra prescrire. : Il en serait autrement de la simple cessation du payement des fermages; car, si complète et prolongée qu'elle fût, elle pourrait s'expliquer par la patience et la générosité du bailleur, et ne serait nullement, par elle-même, une contradiction à son droit. Il faut, on le conçoit, un fait qui soit une résistance à l'exercice du droit, fondée sur la négation de ce droit. C'est à partir de ce fait que la possession, si, d'ailleurs, elle réunit les caractères de l'art. 2229, sera utile pour la prescription, laquelle s'accomplira, soit par dix à vingt, soit par trente ans, selon que l'ex-détenteur précaire sera de bonne foi ou de mauvaise foi dans sa contradiction et sa prise de possession animo domini (1). V. 136. C'est une règle devenue fameuse dans notre droit français, que l'on ne peut jamais prescrire contre son titre; mais cette règle a souvent été et est souvent encore aussi mal comprise qu'elle est célèbre. (1) Jugé que l'abus de jouissance de la part du possesseur précaire ne saurait être assimilé à une contradiction du droit du véritable propriétaire, opérant une interversion de titre au profit du possesseur précaire, qui lui permette, dès lors, d'acquérir par la prescription l'immeuble qu'il possède. Paris, 25 mars 1851; Cass., 28 déc. 1857 (Dev., 51, 2, 276; 58, 1, 741; Dall., 52, 2, 195; 58, 2, 113; J. Pal., 51, II, 76; 58, 706). - Le jugement qui, rendu sur la demande en revendication formée contre le créancier gagiste, le condamne à restituer les biens par lui détenus, à la charge par le débiteur de faire régler la créance dans un délai déterminé, faute de quoi il sera forclos de sa demande en revendication, a pour effet d'intervertir le titre du possesseur, de telle sorte que ce dernier peut acquérir par la prescription la propriété des biens qui lui ont été donnés en gage, si depuis que le jugement a acquis l'autorité de la chose jugée il s'est écoulé un temps suffisant pour prescrire. Cass., 19 déc. 1855 (Dev., 56, 1, 107; Dall., 56, 1, 16; J. Pal., 57, 483). |