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ni pefés. Les fortunes étoient proportionnées à cette facilité de s'enrichir par l'industrie. Celles de quatre, cinq, fix millions de roupies, étoient communes, & il y en avoit de beaucoup plus confidérables.

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Elles étoient la plupart entre les mains des Banians, cafte Indienne vouée uniquement au commerce. Ils fe diftinguoient par la franchise avec laquelle ils traitoient. En une demiheure ils concluoient des marchés de plufieurs millions, avec une bonne foi qu'on auroit trouvée difficilement ailleurs. Leur facilité à courir les hafards du commerce, étoit paffée en proverbe. Le flegme qu'ils ont naturellement leur donnoit un grand avantage dans les difcuffions. Leur offroit-on beaucoup au deffous de ce que valoient leurs marchandifes, marquoit-on du chagrin de ce qu'ils rabaiffoient celles des autres, rien ne les rebutoit. Ils laiffoient évaporer cette ivreffe, comme ils l'appelloient. Quand elle étoit paffée, ils reprenoient froidement leurs propofitions; & s'ils s'en relâchoient, ce n'étoit point pour le bruit qu'on venoit de faire, mais uniquement pour l'avantage qu'ils trouvoient à conclure une affaire.

Leurs enfants, qui affistoient à tous les marchés, fe formoient de bonne heure à ces mœurs paifibles. A peine avoientils un rayon de raifon, qu'ils étoient initiés dans tous les myfteres du commerce. Il étoit ordinaire d'en voir de dix ou douze ans en état de remplacer leurs peres.

Les Banians qui avoient quelques efclaves Abyffins, ce qui étoit rare chez des hommes fi doux, les traitoient avec une humanité qui nous doit paroître bien finguliere. Ils les élevoient comme s'ils euffent été de leur famille, les formoient aux affaires, leur avançoient des fonds, ne les laiffoient pas feulement jouir des bénéfices, ils leur permettoient même d'en difpofer en faveur de leurs defcendants, lorfqu'ils en avoient.

La dépenfe des Banians ne répondoit pas à leur fortune. Réduits, par principe de religion, à fe priver de viande & de liqueurs fpiritueufes, ils ne vivoient que de fruits & de quelques ragoûts fimples, où entroient des épiceries qu'ils croyoient propres à ranimer leurs forces. Ils ne s'écartoient de cette économie que pour le mariage de leurs enfants. Dans cette occafion unique, tout étoit prodigué pour le feftin, la mufi

que, la danfe, les feux d'artifice. Leur ambition étoit de pouvoir se vanter de la dépense que leur avoient coûté ces noces. Elle montoit quelquefois à cent, à deux cents mille roupies.

Leurs femmes mêmes avoient du goût pour les mœurs fimples, & de l'éloignement pour les fuperfluités. Toute leur gloire étoit de plaire à leurs époux. Peut-être la grande vénération qu'elles avoient pour eux venoit de l'attention qu'on avoit eue de les marier de trèsbonne heure. On auroit regardé un homme comme un mauvais pere, s'il n'avoit fongé à établir fes enfants dès l'âge de trois, quatre ou cinq ans. Ces enfants, liés l'un à l'autre, étoient élevés à regarder leur affection mutuelle comme le point le plus facré de leur religion. Le préjugé triomphoit du climat. Avec affez de liberté, une créature naturellement très-foible, refpectoit inviolablement le lien conjugal. Elle ne fe permettoit pas le plus court entretien avec des étrangers. Moins de réferve n'auroit pas fuffi à des maris qui ne pouvoient revenir de leur étonnement, quand on leur parloit de la familiarité qui régnoit en Europe entre les deux fexes. Ceux qui leur affuroient que ces manieres ne tiroient pas à con

féquence,

féquence ne les perfuadoient pas. Ils répondoient en fecouant la tête par un de leurs proverbes, qui fignifie que fi l'on approche le beurre trop près du feu, il eft bien difficile de l'empêcher de fondre.

A l'exception des Mogols qui poffédoient toutes les chofes du gouvernement, & qui dépenfoient beaucoup pour leurs écuries, pour leurs bains & pour leur ferrail, l'économie des Banians étoit devenue celle des autres négociants de Surate, autant que la différence de la religion le permettoit. La plus grande dépenfe de tous étoit l'embelliffement de leurs maisons.

Leur conftruction étoit convenable au climat. Les feconds étages avançoient en faillie fur les premiers & les troifiemes fur les feconds. De cette maniere les toits fe rapprochoient vers le milieu des rues: ce qui garantiffoit les habitants des ardeurs du foleil, fans intercepter la circulation de l'air. Les dehors des maifons étoient lambriffés de belles boiferies, comme nos plus beaux appartements. Les murs intérieurs étoient revêtus de carreaux de porcelaines, & ornés d'une infinité de vafes de la même matiere, qui leur donnoient un grand air de gaieté. Des Tome 11, B

plafonds richement marquetés en ivoire & en mere perle couronnoient les appartements. Tout autour régnoient de fuperbes fophas de la plus grande commodité pour des gens qui fe tenoient toujours affis les jambes croifées. Ajoutez à ces douceurs une chambre où jailliffoit dans un baffin de marbre une fontaine dont la fraîcheur & le murmure invitoient au fommeil.

Dans le temps de leur repos, le plus grand plaifir, le plaifir le plus ordinaire des habitants de Surate étoit de s'étendre fur un fopha, où des hommes d'une dextérité finguliere les pétriffoient pour ainfi dire comme on pétrit la pâte. On leur tiroit les extrêmités de tous les membres, fans leur caufer le moindre mal; quoique ce fût affez fort pour faire craquer les jointures des poignets, des genoux, du col même. Le befoin de faciliter la circulation des fluides, fouvent ralentie par la trop grande chaleur, avoit donné l'idée de cette opération, où l'on avoit découvert la fource d'une infinité de fenfations délicieufes. Elle faifoit éprouver une tendre langueur qui alloit quelquefois jufqu'à l'évanouiffement. Cet ufage étoit paffé de la Chine aux Indes; & quelques épigrammes de Martial,

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