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INTRODUCTION.

Le Poëme du Cid est le plus ancien monument de la langue et de la littérature espagnoles. Etonné, il y a longtemps déjà, qu'aucun écrivain, soit en Espagne, soit au dehors, n'en eût fait encore le sujet d'une étude approfondie, nous nous sommes mis à l'œuvre. Des occupations plus pressantes, des devoirs impérieux ont retardé l'achèvement de ce travail. Enfin, après plusieurs années de persévérance et d'efforts, le voilà terminé, et nous le donnons au public.

Nous examinerons tout à l'heure le Poëme du Cid sous ses divers aspects, et peut-être aurons-nous à dire des choses qui ne seront ni sans nouveauté ni sans intérêt. Mais, auparavant, nous devons parler du Cid lui-même. Nous le ferons d'ailleurs brièvement: car la biographie du Cid, qui exigerait des connaissances qui nous manquent, celle de la langue arabe, par exemple, a été traitée naguère par un savant étranger avec beaucoup d'autorité et de talent1; et puis, comme nous l'avons annoncé, l'objet principal de cette étude, ce n'est pas le héros castillan, c'est le poëme qui le célèbre.

S I.

L'existence du Cid a été contestée. Déjà au xve siècle, des poëtes et des historiens de la Péninsule avaient révoqué en doute quelquesunes des traditions qui couraient parmi le peuple touchant le héros national 2. Au début de ce siècle-ci, on est allé plus loin. Dépité des

1 Recherches sur l'histoire politique et littéraire de l'Espagne pendant le moyen âge, par R. P. A. Dozy, t. I, Leyde, 1849, in-8°.

2 C'est, croyons-nous, Fernan Perez de Guzman qui le premier a exprimé des doutes à cet égard dans le poëme intitulé: Loores de los claros varones de España (copla ccxx). Chose curieuse à remarquer! Fernan Perez de Guzman appartenait lui-même à la descendance du Cid. (Voyez les Notes historiques et littéraires, p. 266.)

A

invraisemblances qu'il rencontrait dans une vieille chronique du Cid, un savant espagnol, Masdeu, en publia la réfutation, et, vers la fin de son volume, il conclut ainsi :

«Il résulte de tout cela, comme conséquence légitime, que nous n'avons sur le fameux Cid aucun renseignement qui soit certain ou fondé, et qui mérite d'occuper une place dans les souvenirs de notre nation. J'ai dit quelque chose de lui dans mon Histoire de l'Espagne arabe, parce que, sur les points généralement acceptés par nos historiens les plus recommandables, je n'osai pas alors, quelque nombreux que fussent mes doutes, me séparer de l'opinion de tous; mais ayant à cette heure examiné la matière avec tant de soin et d'attention, j'estime devoir me rétracter même du peu que j'en ai dit, et confesser avec ma sincérité habituelle, que de Rodrigue Diaz le Campéador (et il y a d'autres Castillans qui ont eu le même nom et le même surnom), nous ne savons absolument rien avec probabilité, pas même sa simple existence 1.

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On le voit, la négation de Masdeu est absolue: elle ne rejette pas seulement tel ou tel épisode plus ou moins problématique de la vie du Cid; elle rejette l'homme même. Ce scepticisme n'est pas raisonnable. Le savant critique aurait dû se dire que, si dans les anciennes traditions relatives au Cid il y en a d'évidemment fabuleuses, il en est aussi qui réunissent tous les caractères de la vraisemblance; que sur la conquête de Valence, en particulier, la tradition arabe est d'accord avec la tradition espagnole; que les deux peuples rivaux n'ont pas pu s'entendre pour créer un personnage d'invention et lui attribuer un exploit imaginaire, et que, sous cette double garantie, l'existence du Cid devient aussi certaine, aussi positive, aussi incontestable que celle de Masdeu lui-même.

Reste donc à rechercher avec circonspection, mais avec confiance, quelle a été au vrai la vie du Cid; et c'est ce que nous essayerons de faire après avoir dit un mot de l'époque où parut le héros castillan. Cette époque est une des plus remarquables de l'histoire d'Espagne. Les chrétiens ont reconquis une partie du territoire; ils possèdent la Masdeu, Refutacion critica de la historia leonesa del Cid, p. 370.

Navarre, la Galice, les Asturies, le Léon, la Castille, le comté de Barcelone, une partie de l'Aragon, et bientôt Ferdinand-le-Grand va conquérir le Portugal jusqu'aux Algarves. Du côté des Arabes, voici ce qui se passe. La dynastie des Omayades, après avoir glorieusement régné près de trois siècles sur l'Espagne mahométane, finit : le khalife Hescham-el-Motadd qui négligeait les soins du gouvernement pour s'occuper de poésie et de musique, est déposé. En vain le dernier descendant de cette race illustre réclame la succession d'Hescham; un cri soudain et terrible s'élève parmi le peuple : « Le Tout-Puissant a détourné ses regards de la maison d'Omayah! rejetez ce malheureux!" Dès lors est détruite l'unité de l'ancien empire arabe d'Espagne : il n'y a plus de chef ni de gouvernement central : les villes les plus importantes, Tolède, Saragosse, Valence, Séville, Cordoue, etc., forment autant d'états indépendants, gouvernés par des cheiks, des arraez ou des walis. La situation étant donnée, qu'il paraisse dans l'Espagne chrétienne un homme au cœur vaillant, au génie aventureux, à la lance hardie, et cet homme trouvera les circonstances singulièrement favorables à sa fortune et à sa gloire. C'est alors que parut Rodrigue Diaz de Bivar, le Cid, le Campéador.

Le lecteur qui ne connaît le Cid que par la poésie trouvera, nous le craignons, l'histoire sèche et décolorée. Qu'il ne s'en prenne pas à nous. Ce sont les détails qui intéressent, et ici le temps les a emportés.

On ne sait pas la date précise de la naissance de Rodrigue; mais la plupart des historiens sont d'accord pour le faire naître un peu avant l'année 1030 1. C'est aussi l'opinion que nous a laissée la lecture des plus anciennes chroniques et des plus anciens poëmes qui parlent du Cid.

Nous ne savons pas non plus, précisément, quelle était sa famille. Dans la Cronica rimada, Rodrigue, pour s'amuser, se dit fils d'un marchand 2. Dans le Poëme du Cid, un de ses ennemis, pour lui faire

1

Berganza dit que le Cid, à sa mort, arrivée en 1099, avait soixante et treize ans; par

conséquent, il le fait naître en l'année 1026. (Antiguedades de España, lib. V, cap. xxx.)

2

* Vers 879 et suiv.

B

injure, le traite de meunier 1. On aurait tort de prendre ces détails au pied de la lettre; mais on peut en induire, ce nous semble, que le Cid n'appartenait pas à l'aristocratie castillane. Nous sommes, quant à nous, disposé à penser qu'il était issu d'une famille bourgeoise depuis longtemps établie à Burgos, et parvenue dans cette ville aux honneurs municipaux 2.

des traditions popu

Sur la jeunesse de Rodrigue, nous n'avons que laires. Quelques-unes ressemblent fort à des légendes; et, bien que des deux côtés des Pyrénées elles aient été adoptées par de grands poëtes dont elles ont inspiré le génie, nous les passerons sous silence. Mais il ne nous répugne nullement d'admettre qu'après un de ces combats qui étaient la vie normale entre les chrétiens et les Arabes d'Espagne, Rodrigue ayant rendu la liberté à des rois mores qu'il avait faits prisonniers, reçut d'eux en échange le surnom de Cid (ou de Seigneur). Nous admettons aussi, très-volontiers, que Rodrigue, déjà célèbre, accompagna le roi Ferdinand Ier à la conquête du Portugal (1055-1060), et que là encore il se distingua par ses exploits.

Et si nous acceptons ces choses, ce n'est pas par fantaisie et pour remplir l'histoire du Cid, comme on remplit une vieille armure que l'on veut faire tenir debout: c'est parce qu'elles nous paraissent vraisemblables et nécessaires. En effet, si, parmi tant d'autres Espagnols ses contemporains, que l'on appelait également le Cid, Rodrigue Diaz de Bivar est le seul qui soit parvenu jusqu'à nous avec ce surnom, ne faut-il pas reconnaître que des motifs particuliers ont dû lui valoir cet honneur? Et de même, si, après la mort de Ferdinand Ier, nous voyons le Cid occuper dans l'Etat une situation considérable, ne fautpas croire qu'il l'avait acquise par des services antérieurs, par des services éclatants?

il

Ferdinand Ier, avant de mourir (décembre 1065), partagea son royaume comme un patrimoine entre ses enfants: il laissa à Sanche,

Vers 3389 et suiv.

'Non de potentioribus, sed de prudentioribus, dit Rodrigue de Tolède en parlant des ancêtres du Cid. (Roderici Toletani Chronicon, lib. V, cap. 1.) C'est-à-dire qu'ils appartenaient, non à la classe des riches-hommes, mais à celle des prud'hommes.

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